Week-end gastronomique à Bordeaux

Bordeaux

On part en week-end gastronomique à Bordeaux, la belle Endormie, en réalité une magnifique ville de cuisine, de vin et de plaisirs gatronomiques.

La Belle Endormie, c’est ainsi que les Français appellent Bordeaux. La ville a bâillé, s’est étirée et s’est réveillée aussi brillante et mielleuse qu’un verre de Château d’Yquem, sa fille la plus douce. Son architecture du XVIIIe siècle, aujourd’hui débarrassée de la crasse, justifie son statut de patrimoine mondial de l’Unesco, mais sa transformation cosmétique n’est qu’une petite partie de l’histoire.

Au cours de la dernière décennie, la ville s’est réinventée. Les vues de la Garonne, fermée par des entrepôts en ruine, sont désormais un souvenir. Les tramways, les larges avenues piétonnes et une nouvelle ligne TGV qui la met à deux heures de Paris en ont fait une destination pour le bon chic, bon genre – le Sloane Rangers de Paris – ainsi que pour les touristes.

Le jour, ces visiteurs traînent devant le Grand Théâtre ou font du lèche-vitrine sur le Cours de l’Intendance. Ils revigorent leurs pieds fatigués dans le Miroir d’Eau, un plan d’eau encadré par la Place de la Bourse, où les routards passent pour des aventuriers vaporeux et où les jeunes mariés posent. Le soir, les places et les ruelles embourgeoisées des quartiers Saint Pierre et Saint Michel se remplissent. La ville compte 2 000 restaurants – trop, disent les habitants. Mais les bons restaurants sont pleins. Les fêtards remplissent la Brasserie Bordelaise, où les côtes de bœuf et de jambon sont suspendues aux chevrons, et se bousculent dans les bars à vin comme Aux Quartre Coins du Vin.

Au-delà du centre historique, la rivière s’incurve vers la mer. Au bout du Quai de Bacalan se trouve la Cité du Vin. Il ne s’agit pas vraiment d’une ville, mais plutôt d’une structure sinueuse conçue pour refléter le vin tourbillonnant au fond d’un verre. Lors de son inauguration en mai dernier, la presse l’a immédiatement comparée au musée Guggenheim de Bilbao.

Sylvie Cazes, qui a supervisé le projet depuis son lancement en 2007, m’a expliqué qu’il avait été conçu comme un symbole de l’histoire d’amour de la France avec le vin, mais qu’il avait rapidement dépassé son concept initial. Lorsqu’elle était un port, Bordeaux attirait des gens de partout, notamment des Anglais et des Néerlandais », explique-t-elle. C’était une ville ouverte qui échangeait avec le reste du monde grâce à son vin. Nous avons compris que nous avions l’occasion de rassembler et d’harmoniser le patrimoine universel du vin ».

Selon elle, ce serait passer à côté de l’essentiel que de considérer le musée. C’est un lieu où les gens voient et expérimentent ce qu’est la culture du vin. Nous voulons qu’ils découvrent diverses formes d’art et de patrimoine liées au vin, avec des thèmes différents qui combinent à la fois l’art et la science ».

À l’intérieur, les expositions interactives encouragent les visiteurs à utiliser leurs cinq sens dans un environnement qui ressemble parfois à l’intérieur d’une baleine psychédélique. Sylvie me parle de sa partie préférée : « J’aime la production audiovisuelle « Le banquet des légendes ». Ils ont des conversations sur le vin, et il y a un dialogue amusant entre Napoléon et Churchill, par exemple. Maria Callas, Mozart et Alfred Hitchcock sont également présents ».

Avec le vin si haut dans l’agenda de la ville, la nourriture a souvent semblé jouer les seconds rôles. En 2014, Joël Robuchon a apposé son nom sur la porte de La Grande Maison, qui a rapidement obtenu deux étoiles au Michelin. Mais au début de l’année dernière, le chef, qui a plus d’accolades à son nom que tout autre, a annoncé qu’il déménageait. Son associé a publié une déclaration disant que Bordeaux n’avait pas le potentiel économique pour un restaurant de haute cuisine. Gordon Ramsay, avec son restaurant Le Pressoir d’Argent à l’InterContinental, pourrait contester cette affirmation. Tout comme le chef Nicolas Magie du Saint James, un hôtel de campagne situé à Bouliac, un village en périphérie de la ville.

Le Chapon Fin a été l’un des 33 premiers établissements à recevoir trois étoiles au Michelin en 1933. Le peintre Henri de Toulouse-Lautrec y a dîné. Tout comme Sarah Bernhardt et Curnonsky (pseudonyme d’Edmond Maurice Sailland, qui a été le premier à identifier et à promouvoir la cuisine régionale). Il dispose d’une vaste cave à vin, très convoitée, que vous pouvez visiter. Aujourd’hui, au déjeuner, on peut s’attendre à partager la belle et élégante salle à manger fin de siècle avec des cadres supérieurs qui reçoivent leurs secrétaires et un couple avec un bouledogue français.

Son menu à 29 € peut comprendre une entrée de concombre, coques, oseille sauvage et citron noir, suivie d’un pavé de turbot, purée de safran, pak choi et oignon croustillant. C’est le genre de cuisine bistronomique intelligente qui est en plein essor. Dépouillés des fioritures qui passent pour de la gastronomie et des repas gonflés en événements spéciaux, les plats s’accordent avec les vins au lieu de leur faire concurrence. C’est une astuce que les Bordelais comprennent bien. Au restaurant Le 7, au dernier étage de la Cité du Vin, avec une vue imprenable sur le fleuve, vous verrez les plats du jour se précipiter sur les tables bondées tandis que les clients font la queue pour s’asseoir.

La gastronomie ne fait pas recette ici. Passez à La Tupina de Jean-Pierre Xiradakis et les poulets à la peau dorée qui tournent sur les braises sont plus à la ferme que du poulet de Bresse. Chez Boulan, les huîtres des parcs du Cap Ferret du propriétaire, à la lisière du Médoc, sont jumelées à des ceviches de bar au beurre noisette ou à la dorade au yuzu. À la Brasserie Bordelaise, les légumes qui accompagnent les steaks arrivent dans des pots en aluminium usés.

Tous les chefs n’ont pas non plus gravi les échelons du système de brigade. Clément Duport, de Belle Campagne, est un psychologue diplômé. Dans son bistrot de la place Saint-Pierre, tous les ingrédients proviennent d’un rayon de 250 km autour de la porte d’entrée. Cela comprend la graisse de canard d’un éleveur des Landes, le sel de Salies-de-Béarn des Pyrénées et d’autres surprises comme le tofu et la sauce de soja. Cela ne limite pas son inventivité. Des lentilles et une réduction de carottes se marient avec l’esturgeon (le caviar est une industrie locale en plein essor). Le carpaccio de daurade est badigeonné d’huile de prune et épicé au piment d’Espelette fumé. Les oreilles de porc frites sont mélangées à du beurre à l’ail et au persil. Il se décrit comme cuisinant pour les locavores, un néologisme qui désigne en gros les personnes qui veulent manger des aliments naturels (le bio est dépassé) avec une empreinte carbone minimale.

Il y a six ans, il n’y avait aucun bar à vin à Bordeaux, il y en a maintenant des dizaines. Ils ouvrent – et ferment – sous différentes formes, couleurs et tailles. Au niveau de la base, il y a l’École du vin. Gérée par le CIVB, l’organisme chargé de la promotion des vins de la région, elle fournit des informations et des notes de dégustation, ainsi que des verres choisis dans une liste qui change régulièrement. Elle rappelle qu’il existe plus de 7 000 producteurs, à mettre en parallèle avec les crus classés qui font office de fleurons.

Aux Quatre Coins du Vin établit la référence à laquelle les autres se mesurent. Il vend tous les grands noms, mais son atout majeur est son système de « carte de crédit ». Au bar, les clients fixent le montant qu’ils souhaitent dépenser. Armés de leur carte, ils peuvent ensuite se servir dans plus de 40 vins en 30 ml, 60 ml et 120 ml. Une dégustation de 30 ml peut coûter un peu plus de 85 pence. En dehors du libre-service, la liste des bouteilles se compte par centaines, en provenance du monde entier.

Le Point Rouge a les attributs d’un bar clandestin d’oligarques, y compris une bonne copie de la toile de 1628 de Velasquez, Los Borrachos, qui a été achetée à Cuba par le propriétaire du bar, Claude Martignoles. C’est à la fois un bar à vin, un bar à cocktails et un bistrot. Tout ici est axé sur le spectacle : des blocs de glace sculptés dans des verres si minces que les tiges vacillent, des spiritueux rares et des cocktails allant des punchs du XVIIIe siècle aux martinis de stars du porno. Même le sommelier/gérant a l’air de sortir tout droit d’un tournage à Hollywood.

En contraste total, de l’autre côté de la rivière, vous trouverez le Darwin, un complexe d’entrepôts récupérés et en cours de désintégration, construit pour approvisionner l’armée dans les années 1850. Il s’est transformé en un espace vert tentaculaire qui est l’antithèse de l’architecture en calcaire poli de l’autre rive. Ici, vous pouvez boire une bière artisanale (3 €) qui correspond à l’ambiance de la jeunesse bordelaise. Son nom porte même le message d’un éco-guerrier : S’adapter pour survivre. Son Magasin Général est à la fois une cantine, un supermarché, une boulangerie et un torréfacteur. Le Clubhouse, vaste hangar de bric-à-brac, n’est pas un bar au sens de Point Rouge. Il est rempli de Bordelais qui ne font que traîner.

Avant son incarnation actuelle, le site offrait un espace mural gratuit aux graffeurs urbains. Leurs œuvres recouvrent la maçonnerie. Un hangar récupéré s’est transformé en un vaste skate park et un autre en un terrain de roller hockey. Des groupes de musique attirent les foules. Un atelier de réparation de vélos reflète l’état d’esprit d’une ville qui tourne le dos aux voitures – vous ne trouverez pas d’embouteillage à l’intérieur de Bordeaux ; ils sont confinés à sa périphérie.

Passez une nuit au Saint James de Bouliac et vous trouverez peut-être une Harley-Davidson à côté de votre lit. C’est un choix de design curieux qui ne ressemble pas aux habituelles installations Napoléon III que l’on trouve dans la plupart des hôtels Relais & Châteaux. C’est un choix excentrique, peut-être, mais qui a son importance. Le mot ludique, à la mode en France, résume bien la situation. La grandeur et la formalité ne sont plus de mise.

Il se peut que les grands noms – Mouton Rothschild, Margaux, Pétrus, Palmer – atteignent des prix phénoménaux dans le monde entier, mais ici, sur le terrain, à quelques kilomètres de leurs domaines, ils pourraient être d’une autre planète pour tous, sauf une poignée de personnes très riches.

Le sommelier de l’hôtel, Richard Bernard, un ancien champion du monde, les connaît bien, bien sûr. Mais lorsque je lui demande quelle bouteille de vin il emporterait sur une île déserte, ce n’est pas l’une d’entre elles.

Si j’avais une bouteille à emporter, je ne choisirais pas un château à la réputation mythique », dit-il. Il s’agirait plutôt de plaisir, d’espoirs et de rêves. Il s’agirait d’un vin qui toucherait mes souvenirs de moments heureux, mes émotions. J’irais sur la rive droite, dans une appellation peu connue, Côtes de Castillon Domaine de l’A. Il appartient à Stéphane et Christine Derenoncourt. Ils parcourent le monde en tant que consultants et agissent pour des personnes telles que Francis Ford Coppola. C’est leur propre propriété et le vin reflète magnifiquement le merlot : équilibré, tout comme eux. »

Île entourée du Médoc, de Saint-Émilion, des Graves, de Pomerol et de Pessac-Léognan, la ville n’a pas laissé les célèbres vignobles lui monter à la tête. La fromagerie d’Elodie Deruelle, située dans la rue des Mousquetaires, illustre bien l’esprit qui y règne. Beaucoup de mes clients ont moins de 20 ans, dit-elle. Ils achètent peu mais ils veulent de la qualité et pas les cochonneries vendues par les supermarchés ».

Bordeaux est prudent, provincial et doté d’un bon goût. Il n’a pas succombé au battage médiatique associé aux quelques vignobles qui ont fait sa réputation et il s’en porte d’autant mieux.

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